Une scène imaginaire : la chasse à l'abîme à Solutré.
Texte tiré de l'ouvrage : Adrien Cranile (Arcelin), Solutré, 1872
« Au coucher du soleil, un spectacle magnifique nous attendait.
Pendant que nous allions chasser le renne à la montagne, une autre bande s'était dirigée vers les plaines des bords de la Saône, où pâturaient d'immenses troupeaux de bœufs et de chevaux sauvages. Les chasseurs étaient parvenus à envelopper cinq ou six cents chevaux et à les rabattre en poussant de grands cris et en agitant en l'air des peaux de loup.
J'ai dit précédemment que le camp était dominé au nord par un haut rocher qui, se terminant brusquement à l'ouest par une pointe étroite et aiguë, escarpée à pic sur trois côtés, s'inclinait en pente douce et en croupe arrondie vers l'orient.
Les chasseurs ayant réussi à engager les chevaux sur cette pente, les poussaient, en gardant toutes les issues, vers l'escarpement supérieur, qui dominait la vallée de plus de trois cents pieds. On voyait d'en bas ces cinq ou six cents bêtes affolées gravir dans un nuage de poussière la croupe dénudée de la montagne, avec un bruit semblable à un tonnerre lointain.
La vague vivante montait, montait toujours et nous respirions à peine, dans l'attente de la scène horrible de destruction qui devenait imminente.
Les premiers chevaux qui arrivèrent au bord de l'escarpement, se cramponnèrent sur leurs jarrets en flairant le vide. Leurs hennissements désespérés parvenaient jusqu'à nous, et un mouvement de reflux se produisit dans le reste de la colonne. Cependant le flot s'épaississait vers la pointe de la roche, et toute résistance devenait impuissante contre la masse et le nombre. Tout à coup, des nuages de fumée et de flammes éclatèrent comme un long cordon de feu, fermant toute retraite aux malheureuses bêtes. Je n'ai jamais rien vu de plus beau que ce rocher empourpré des feux du soleil couchant se détachant dans le ciel par-dessus toutes les collines voisines, servant de gigantesque piédestal à tant de victimes enveloppées dans les spirales dévorantes d'un bûcher dont les fumées embrasées s’écoulaient lentement au fond des vallées. Le soleil et le feu confondaient leurs éclairs à travers les brumes envahissantes du soir ; il y avait là-haut, au-dessus de nos têtes, comme un grand orage déchaîné.
En effet, un coup de vent furieux aurait passé sur l'étroite esplanade, balayant tout ce qui se trouvait sur le roc nu, que le dénouement de cette chasse tragique n'eût point été plus instantané. Les derniers de la bande, brûlés et aveuglés par les flammes, s'élancèrent droit devant eux avec une impétuosité que rien ne pouvait arrêter, et le troupeau tout entier roula au pied des falaises.
Ce fut une effroyable avalanche, noire et poudreuse, mêlée de cris et de bruits sourds, qui nous terrifia. Les hommes s'élancèrent pour achever les blessés. Nous rentrâmes pour ne point voir cette boucherie ».
Image :
La chasse à l’abîme, d’après un croquis d’Adrien Arcelin. Gravure d’Émile Bayard, d’après Figuier, L., L’Homme primitif, 1870.