Victor Hugo, Melancholia II. Les Contemplations, 1838.

Le pesant chariot porte une énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang
Et tire, traîne, geint tire encore et s'arrête.
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête.
C'est lundi : l'homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons,
Oh quelle est donc la loi formidable qui livre
L'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre !
L'animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
Il sent l'ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
Sous ce bloc qui l'écrase et ce fouet qui l'assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'Homme.
Et le roulier n'est plus qu'un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,
Qui souffle, et ne connaît ni repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il frappe avec le manche,
Et si le fouet se casse, il frappe avec le pied ;
Et le cheval tremblant, hagard, estropié,
Baisse son cou lugubre et sa tête égarée.
On entend sous les coups de la botte ferrée,
Sonner le ventre nu du pauvre être muet ;
Il râle ; tout à l'heure encore il remuait,
Mais il ne bouge plus et sa force est finie.
Et les coups furieux pleuvent. Son agonie
Tente un dernier effort : son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard...
Et dans l'ombre, pendant que son bourreau redouble,
Il regarde Quelqu'un de sa prunelle trouble
Où on voit lentement s'éteindre, humble et terni,Son œil plein des stupeurs sombres de l'infini
Où luit vaguement l'âme effrayante des choses.Hélas !......


Image :
« La Misère du cheval ». Dessin de Steinlen, L’Assiette au beurre, n°219 du 10 juin 1905 Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie

Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie